Que peut-on dire de plus sur le haïk, dans la mesure où des milliers d’articles de presse, des centaines d’émissions télé et autant de reportages radio ont été consacrés, sans discontinuité, à cette longue étoffe de soie, ou de laine, que la femme algérienne d’autrefois se devait d’enfiler avant de quitter sa demeure ? Notre revue ne fera pas l’exception. Lalla, si elle a décidé d’évoquer le sujet, c’est tout bonnement pour replonger dans une époque révolue à jamais. Toutefois, notre reporter se démènera à «raconter» le haïk, en interpellant certaines vieilles algéroises pour que, ensemble, nous puissions faire un saut dans le passé, tout droit vers une époque des plus riches de notre histoire, dont il ne subsiste, hélas, que quelques brins de causette, mais pleins de nostalgie. Car, il ne faut pas se leurrer, tenter de faire la promotion du haïk ou d’encourager à en faire usage dans la vie de tous les jours, serait une utopie. Les mœurs ont bel et bien changé !
Il fut un temps où le haïk, à proprement parlé, c’est-à-dire une étoffe de couleur blanche servant à emmitou er le corps, était porté par toutes les femmes algériennes, ou presque, si l’on fait abstraction de la ville de Constantine et de ses environs. En effet, dans l’antique Cirta, la femme, dès l’âge de la puberté (12-14 ans), doit porter la «m’laya», un haïk de couleur noire qui ressemble au tchador des femmes chiites d’Orient (Iran, Irak…). On dit que les femmes de l’Est (Constantine, Annaba, Sétif…) ont dû recourir à ce genre de haïk noir comme signe du deuil de Salah Bey de Constantine qui, sous son règne avant l’occupation française, était un émir juste, de grande bravoure et aimant ses administrés. Ceci dit, les genres de haïk les plus célèbres sont «lemrema» d’Alger, «laâchaâchi» de Tlemcen, ou encore la «mlahfa», portée par les femmes du sud du pays.
Alger, Cherchell, Dellys, Koléa… Cités estampillée «mrama»
Alger, à l’instar des cités «hadra» comme Blida, Cherchell, Dellys, Koléa et même la lointaine Ténès, était caractérisé par «lemremma», cette étoffe soyeuse et brillante qui déclinait dans une couleur or, surtout au contact du soleil. Les femmes n’attendaient pas l’âge de la majorité civile pour le porter. On est majeure dès que certaines parties intimes commencent à prendre forme. Autrement dit, l’âge de porter le haïk était de 13 ans environ, voire plutôt si la lle «grandissait» précocement. «On disait que telle lle «hadjbette», ce qui signi e qu’outre le port du haïk, la jeune femme se devait de ne plus s’af cher sans voile devant les hommes», souligne Hadja Zohra, 75 ans, native de Z’ghara, un quartier «Fah’s» situé en amont de Bab- El-Oued.
Hadja Zohra, en haïk sur les bancs d’école
Hadja Zohra, titulaire d’un Certi cat d’études primaires obtenu à l’École communale des
filles de «Notre Dame d’Afrique», maîtrise parfaitement la langue de Voltaire, en plus d’une excellente connaissance de la langue arabe, et ce grâce à sa fréquentation de l’école coranique qui était à l’époque sous la férule de l’association des Oulémas et qu’un certain cheikh Bouadjiba dirigeait en main de maître. Revenant au haïk, Hadja Zohra se souvient l’avoir porté en 1951. «J’avais 13 ans, mais on peut dire que j’avais une silhouette de femme, une vraie femme au sens physiologique du terme. Il était inconcevable que je sorte «aâryana» (civilisée), surtout qu’il était rare de voir dehors, à Z’ghara, une lle de cet âge-là sans haïk. Mon premier haïk fut acheté à la rue de Lyre, chez un commerçant juif de zenket laâyaresse», se souvient-elle. Et d’insister sur cet aspect «important» de cette «émouvante» histoire: «Eh bien, gurez-vous que ma classe de cours de n d’études primaires je l’ai suivie en portant le haïk. Ne vous étonnez pas, car cette pratique était largement répandue à l’époque. Et personne n’avait à redire, on trouvait cela normal.»
Le mrama ? C’est la Casbah!
Pour khalti Fettouma, bientôt octogénaire, le haïk «mrama» d’Alger est incontestablement «casbadji», en ce sens que c’est dans les dédales de la vieille médina qu’on pouvait remarquer la déferlante quotidienne de femmes en voile. «Les femmes sortaient, mais en haïk. Du coup, la plus forte concentration de femmes «belhaf» au mètre carré, c’était à la Casbah», souligne cette vieille femme aux yeux rieurs, née en 1935 tout près des célèbres «Hwanet Si Abdallah», en plein cœur de la Casbah. Portant aujourd’hui le hidjab, Hadja Fettouma est mère de plusieurs filles, et grand-mère d’autant de petites lles. «Personne d’entre elles ne porte le haïk ; elles n’y ont même pas pensé, bien que mes trois lles mariées n’ont pas omis d’adjoindre délicatement un soyeux mrama de Tunisie dans leur trousseau de noces», tient-elle à souligner.
El Atteuf, gardienne millénaire des us mozabites
Le haïk, un compagnon fidèle depuis l’an 1012
S’il est une ville d’Algérie où le haïk fait partie intégrante des mœurs vestimentaires de la femme, qui est loin d’être plié comme effet de souvenir dans quelque armoire nuptiale, ou servant juste à agrémenter un trousseau de jeune fille, c’est bien El Atteuf. Cette cité mozabite appelée aussi Tajnint qui a été fondée par une communauté de croyants de l’ancien État des Rostémides de Tihert en 1012 de l’ère grégorienne (296 de l’Hégire, garde encore intact, ou presque, un des patrimoines civilisationnels des plus riches de l’humanité.
Nous citerons le haïk que les femmes d’El Atteuf portent jalousement dès l’âge de la puberté. En effet, croiser une jeune lle dehors, ou plutôt une adolescente dont le corps est totalement couvert d’une étoffe blanche de laine, est chose anodine dans cette accueillante cité du M’zab, située à seulement 9 km de Ghardaïa. «Chez nous le haïk est une question sérieuse, nos lles se doivent de le porter dès l’adolescence », nous con e Hadj Mohamed Abdelaziz, animateur du mouvement associatif et n connaisseur des us et coutumes de la vallée du M’zab. Notre interlocuteur que nous avons rencontré au début du mois de juin à la maison de jeunes d’El Atteuf parle du haïk avec passion. «C’est un signe de protection et de pudeur chez la femme. Le haïk est aussi vieux que notre ville ; il est intimement lié à l’histoire d’El Atteuf», relève cet homme sage, la soixantaine bien accomplie.
La cité «mestoura», comme une femme en haïk…
On ne peut évoquer l’histoire d’El Atteuf, la doyenne des sept cités du M’Zab, sans expliquer la raison invoquée à l’époque par les ‘’Mouhajirounes’’ de Tihert pour élire domicile dans cette contrée saharienne. C’était une question de sécurité, af rment les historiens. Les premiers habitants, fuyant la capitale rostémide qui est passée sous contrôle fatimide, voulaient vivre en paix, et Tajnint (le Tournant en tamazight) répondait absolument aux attentes. El Atteuf est en effet une cité ‘’mestoura’’ (protégée) comme aime-t-on à la quali er. Les visiteurs auront vite fait de le remarquer : la ville millénaire, contrairement à ses six sœurs de la Vallée du M’Zab (Ghardaïa, Béni Isguen, Bounoura, Mélika, Berriane et Guerrara) est l’unique ksar à être bâti dans une impasse. La route s’arrête à El Atteuf. Il n’y a plus rien derrière.
Sauf une succession de monticules rocheux de couleur ocre qu’on ne peut évidemment pas emprunter en voiture. C’est probablement la raison pour laquelle El Atteuf a pu échapper, à un certain degré par rapport aux autres localités mozabites, à l’ « agression culturelle ». On peut aussi déduire que la préservation des us et coutumes de la veille cité, notamment le port du haïk, est en rapport directe avec cette salutaire topographie.
Visage découvert : avis aux prétendants !
Le haïk à El Atteuf ne diminue en rien du statut de la femme. Cette dernière a la latitude de sortir pour régler moult affaires à l’extérieur. Elle fait ses emplettes chez l’épicier du coin, emmène son enfant à la PMI ou tout simplement rendre visite à une famille alliée habitant les environs. On peut croiser deux types de ‘’mlehfate’’ (femmes voilées) à El Atteuf : La femme qui couvre tout, laissant entrevoir un seul œil ; et la femme, couvrant elle aussi tout le corps mais dont le visage est à découvert. Cette pratique n’est pas fortuite. « La femme mariée est tenue de ne pas se découvrir. Ce qui n’est pas le cas pour la jeune lle célibataire qui béné cie de l’ « avantage » de montrer son visage. Qui sait ? Peut-être qu’un prétendant ou la maman d’un homme célibataire seraient-ils tentés par le charme de la jeune lle. « On n’a rien créé à El Atteuf. Ces pratiques existaient bel et bien à la Casbah d’Alger lorsque la ‘’hadjba’’ (ndlr : l’âge où la lle est tenue de se voiler) était de mise », soupire El Hadj Mohamed Abdelaziz qui tient à préciser avoir vécu longtemps à El Annasser (ex Ruisseau), à Alger. Le haïk du M’zab, jadis tissé à la maison, commence peu à peu à perdre, de son originalité, déplore notre interlocuteur. Et d’ajouter que de nos jours, nombre de femmes voilées ont recours au haïk importé de Tunisie, « une légère étoffe qui n’égalera jamais le produit local, tissé à base de laine pure ».